Celles qui partent

Pour celles qui voyaient leur vie et leur carrière en grand, il a fallu savoir partir. À Paris, souvent, mais aussi plus loin, comme en Amérique du Nord. À la conquête d’une vie libre, loin d’une région trop petite pour contenir tous les rêves de ces audacieuses.
Et de l’audace, il en fallait pour traverser l’Atlantique et devenir une pionnière de la projection cinématographique ! Pourtant, l’entreprise ambitieuse de Marie de Kerstrat reste méconnue du grand public et des spécialistes de l’histoire du cinéma. Et qui sait que Marie Le Franc, prix Femina en 1927, quitta son village morbihannais pour vivre de sa plume au Canada ?
Pour d’autres femmes, le départ fut avant tout une fuite. Devant la pauvreté, devant le conservatisme. Loin de leur milieu d’origine, libres de devenir qui elles voulaient, d’aimer qui elles voulaient, certaines rencontrèrent le succès. Sur les scènes du cabaret parisien, par exemple, durant l’entre-deux guerres, comme Berthe Sylva ou encore Suzy Solidor, dont le pseudo rappelait la Bretagne natale.

1 – « Monter » à Paris pour la scène
2 – Les voix bretonnes du music-hall parisien
3 – Marie de Kerstrat, “comtesse des images animées” en Amérique du Nord
4 – Plumes voyageuses
5 – Marie Le Franc, Bretonne au Canada, Canadienne en Bretagne

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Notices biographiques

Marie Dorval (1798, Lorient – 1849, Paris) : comédienne parmi les plus célèbres du 19è siècle, véritable vedette connue pour son talent et sa vie sentimentale. Fille de comédiens ambulants, elle naît par hasard à Lorient et parcourt le pays avec ses parents. Orpheline très jeune, elle est brièvement l’épouse d’un artiste bohème qui organise des spectacles en Bretagne. Elle joue sur les scènes parisiennes à partir de 1818 et connaît le succès à partir de la fin des années 1820. Proche d’Alexandre Dumas, Alfred de Vigny, Victor Hugo, George Sand, elle se produit à la Comédie-Française et, à la fin de sa vie, à l’Odéon. Sa vie a inspiré plusieurs livres et pièces de théâtre.

  • “Romantisme et tragédie sur scène et au-delà”, un article de Breizh Femmes

Marie Lenéru (1875, Brest – 1918, Lorient) : dramaturge et diariste, née dans une famille d’officiers de marine, et devenue sourde et aveugle à l’âge de 12 ans. Malgré ce handicap, elle continue à tenir son journal intime, entamé en 1893, et le tiendra d’ailleurs toute sa vie. Après une première nouvelle, qui lui vaut un prix littéraire, elle se lance dans l’écriture d’une pièce de théâtre, Les Affranchis, jouée à l’Odéon. Elle enchaîne ensuite les pièces à succès et publie un texte sur Helen Keller, jeune Américaine sourde, muette et aveugle. Elle meurt en 1918, à l’âge de 43 ans, emportée par la grippe espagnole. Une rue porte son nom à Brest, ainsi qu’un passage, à Lorient.

  • Colette Cosnier, Le silence des filles : de l’aiguille à la plume, Brodard et Taupin, 2001
  • “Marie Lenéru, une femme de tête privée d’oreilles”, deux articles de Côté Brest

Germaine Lebas, dite Nadia Sibirskaïa (1900, Redon – 1980, Dinard) : actrice de cinéma dont le nom et le pseudonyme russe sont aujourd’hui méconnus. Elle a pourtant joué dans une dizaine de films réalisés par son mari, Dimitri Kirsanoff, ainsi que tenu des rôles secondaires dans des films de Jean Renoir, René Guissart, Jean Grémillon. 

  • “The faces of Anna Karina and Nadia Sibirskaïa”, une analyse cinématographique (en anglais) sur le site Film Scalpel

Suzanne Marion, dite Suzy Solidor (1900, Saint-Servan – 1983, Cagnes-sur-Mer) : chanteuse et actrice, figure des années 1930 et égérie de nombreux peintres et photographes. Née de père inconnu, elle grandit dans le quartier Solidor, à côté de Saint-Malo et apprend à conduire en 1916. Pendant la Première Guerre, elle conduit des ambulances sur le front, avant de s’installer à Paris. Elle y rencontre Yvonne de Brémond d’Ars, qui devient sa compagne. A la fin des années 1920, elle se lance dans la chanson sous le nom de scène de Suzy Solidor, en référence à ses origines bretonnes. Surnommée “L’Amirale”, ou “la Madone des matelots”, elle ouvre un cabaret, “La Vie Parisienne”, lieu de rencontres homosexuelles. Après la Libération, elle part chanter aux Etats-Unis, puis s’installe sur le Côte d’Azur dans les années 1960, où elle passe le reste de sa vie.

  • Un documentaire radio de 1978, dans lequel Suzy Solidor partage ses souvenirs

Berthe Faquet, dite Berthe Sylva (1885, Lambézellec – 1941, Marseille) : chanteuse à succès de l’entre-deux guerres, connue notamment pour ses interprétations de Frou-Frou et Les Roses blanches. Née à côté de Brest, elle travaille très jeune comme femme de chambre. Ses débuts dans les chansons restent peu documentés. Dans les années 1910, elle chante à Alger et à Paris, puis dans une troupe. Elle connaît le succès à partir de la fin des années 1920, mais meurt en 1941 dans la misère, à Marseille. Ses enregistrements se vendent encore aujourd’hui.

Marguerite Boulc’h, dite Fréhel (1891 – 1951, Paris) : chanteuse marquante de l’entre-deux guerres, née à Paris de parents finistériens, et dont le nom de scène fait référence au cap breton. Elle commence à chanter sous le nom de Pervenche et, en 1908, elle est la première chanteuse à graver un 78 tours. Dans les années 1920, elle plonge dans l’alcool et la drogue, avant de remonter sur la scène de l’Olympia et de jouer dans des films comme Pépé le Moko. Après la guerre, elle devient concierge d’un immeuble, avant de mourir dans la solitude et le dénuement.

  • Une émission de France Musique consacrée à Fréhel

Marie de Kerstrat (1841, Langolen – 1920, Pont-L’Abbé) : pionnière du tourisme dans la région de l’Odet et de la projection de spectacles cinématographiques en Amérique du Nord. Dans les années 1880, grâce à un héritage, elle fait construire des villas à Loctudy, pour accueillir des touristes fortunés, et organise pour eux des activités de vacances. A la mort de son mari, elle achète, avec son fils, un appareil cinématographique et tous deux partent pour le Québec, où ils organisent des séances de projection itinérantes. Leurs tournées s’étendent aux Etats-Unis, puis aux Bermudes. De retour en France en 1914, elle ouvre un cinéma à Saint-Malo, qui ne résiste pas à la concurrence.

  • Serge Duigou, Germain Lacasse, Marie de Kerstrat, Editions Ouest-France, 2003
  • Une biographie sur le site “Women Film Pioneers Project” de l’Université Columbia

Odette du Puigaudeau (1894, Saint-Nazaire – 1991, Rabat) : ethnologue et écrivaine, première Européenne à traverser le Sahara à dos de chameau avec sa compagne Marion Sénones. Issue d’un milieu bourgeois, elle suit des cours d’océanographie, dessine pour les laboratoires du Collège de France, conçoit des vêtements et écrit pour des journaux avant de devenir ethnologue et d’entamer une vie d’aventurière. Après avoir embarqué sur des thoniers, elle s’intéresse à la vie sur les îles bretonnes, avant de rêver du Groenland puis de voyager en Mauritanie. En 1933 et 1934, Marion Sénones et elle explorent le Sahara. Odette du Puigaudeau écrit un livre sur ce périple, suivi d’autres ouvrages sur le Maroc, la Mauritanie et le peuple maure.

  • Odette du Puigaudeau, Pieds nus à travers la Mauritanie, 1936 (publié par Libretto en 2011)
  • Odette du Puigaudeau, Grandeur des îles, 1946 (à paraître chez Payot en 2021)
  • Catherine Faye, Marine Sanclemente, L’Année des deux dames, éditions Paulsen, 2020

Marcelle Borne-Kreutzberger, dite Marion Sénones (1886, Neuilly-sur-Seine – 1977, Rabat) : peintre, illustratrice et exploratrice. Née dans un milieu aisé, elle emménage jeune à Rennes avec sa mère et son beau-père. Elle se forme à l’école régionale des Beaux-arts, avant d’obtenir un diplôme d’infirmière pendant la Grande Guerre. Journaliste, puis dessinatrice, elle fait la connaissance d’Odette du Puigaudeau en 1931. Leur relation amoureuse se double d’une collaboration scientifique et artistique qui les fera voyager au Sahara occidental.

Marie Le Franc (1879, Sarzeau – 1964, Saint-Germain-en-Layes) : romancière récompensée par le Prix Femina en 1927 pour son livre Grand-Louis l’innocent, dont la vie et l’écriture font un pont entre la Bretagne et le Québec. Née dans un petit village du Morbihan, au bord de la mer, elle obtient son diplôme d’institutrice à l’âge de 18 ans. En parallèle de son activité d’enseignante, elle entretient plusieurs relations épistolaires et rêve d’ailleurs. En 1906, elle traverse l’Atlantique pour rejoindre Montréal; seule et sans ressources, elle subsiste en écrivant des articles et donnant des cours de français. Devenue professeure, elle se lance dans l’écriture de nouvelles et romans, qui lui sont inspirés tantôt par la presqu’île de Rhuys, tantôt par les grands espaces canadiens. Elle quitte le Québec pour la dernière fois en 1958 et rentre finir sa vie en France.

  • Marie Le Franc, Grand-Louis l’innocent, 1927